Habitats bretons, du château à la masure

Par Hélène Toulhoat

A la suite de quelques chroniqueurs des XVIIIe et XIXe siècles, j’aimerais à présent évoquer l’habitat breton. Nous allons ainsi tourner autour des quelques châteaux, avant de pénétrer à l’intérieur de certains de ces logis, grands ou petits, fastueux ou miséreux.

Lors de leur périple en Bretagne en 1847, Gustave Flaubert et Maxime Du Camp découvrent de belles demeures, des châteaux remarquables tant par leur taille et leur architecture (élégante) que par leur rôle historique. Dans le golfe du Morbihan, près de Vannes, ils visitent par exemple les ruines grandioses et romantiques du château de Suscinio, que Flaubert décrit ainsi : un édifice « dans la campagne, en vue de la mer, percé de larges fenêtres, semble avoir été une habitation plutôt qu’une forteresse. – Tours. – On pourrait le reconstruire ; escaliers dont les degrés restent. – L’intérieur de la cour avec ses mâchicoulis, ses pans de murs percés de fenêtres et de jours, et le soleil et le ciel bleu, ça avait un air moresque. » Cet extraordinaire ensemble castral qui remonte au XIIIe siècle était effectivement en piteux état lors du passage des deux Normands, bien que Prospère Mérimée l’eût fait classer « Monument historique » en 1840. Du XIIIe à la fin du XVe siècle, le château fut la résidence principale des ducs des Bretagne. Passé ensuite dans les possessions royales, il fut vendu comme bien national à la Révolution, et hélas connut le sort tristement mercantile de bon nombre d’édifices français chargés d’histoire. Ce n’est qu’à partir des années 1960 que d’importants travaux de restauration furent entrepris, réalisant, plus de 100 ans après, la remarque de Flaubert au sujet de la reconstruction du château.

« D’un château l’autre », Flaubert et son ami découvrent celui de Josselin, dans les terres ; demeure des ducs de Rohan depuis son édification à la toute fin du XVe siècle. « Trois tours, fenêtres carrées (du commencement du XVe siècle). – Bâti sur roc, sur la rivière, rangée de mâchicoulis ; de face dix fenêtres dans le style de la reine Anne à Blois, mais d’un goût plus raide. (…) Enormes gargouilles : éléphants sans cornes, chien marin, dragon ; (…) ». Ce décor fantastique, fabuleusement utilisé par Georges Lautner en 1961 dans Le Monocle noir, fait toujours impression, et le visiteur contemporain ne laisse jamais que d’être saisi en apercevant l’alignement calibré des trois tours du château (à l’origine au nombre de neuf).

Toutefois, les deux plébéiens ne pénètrent pas dans les châteaux bretons ! Ils ne sont pas nobles, ils ne sont pas « introduits »… Mais nous pourrions peut-être y entrer à la suite de François-René de Chateaubriand qui, dans le livre Troisième des Mémoires d’Outre-tombe, évoque le château familial de Combourg, une ou deux décennies avant la Révolution… Ainsi, il explique que le cabinet de travail de son père était meublé de « trois chaises de cuir noir et d’une table couverte de titres et de parchemins. Un arbre généalogique de la famille de Chateaubriand tapissait le manteau de la cheminée, et dans l’embrasure d’une fenêtre on voyait toutes sortes d’armes depuis le pistolet jusqu’à l’espignole. L’appartement de ma mère régnait au dessus de la grand’salle, entre les deux petites tours : il était parqueté et orné de glaces de Venise à facettes. Ma sœur habitait un cabinet dépendant de l’appartement de ma mère. La femme de chambre couchait loin de là, dans le corps de logis des grandes tours. Moi, j’étais niché dans une espèce de cellule isolée, en haut de la tourelle de l’escalier qui communiquait de la cour intérieure aux diverses parties du château. (…) La grand’salle était à la fois salle à manger et salon : on dînait et l’on soupait à l’une de ses extrémités du côté de l’est ; après les repas on venait se placer à l’autre extrémité du côté de l’ouest, devant une énorme cheminée. La grand’salle était boisée, peinte en gris blanc et ornée de vieux portraits depuis le règne de François Ier jusqu’à celui de Louis XIV (…). » Une austère forteresse mâtinée de rares éléments luxueux (parquet et glaces vénitiennes) ; habitudes campagnardes (s’assembler en une salle commune) mais teintée d’éléments propres à la noblesse (les arbres généalogiques qui fleurissent le manteau d’une cheminée, l’appellation « grand-salle », endroit où les seigneurs du Moyen-Age recevaient leurs commensaux).

Ainsi que l’a bien montré l’historien Jean Meyer, depuis le règne de Louis XIII, les châteaux bretons appartiennent essentiellement à une noblesse ancienne, mais souvent désargentée et proche de la dérogeance.

 

Tous les châteaux bretons étaient-ils ainsi, imposants au-dehors, et témoignant d’une sévérité un brin janséniste à l’intérieur ? Peut-être point, si l’on en croit l’intéressant témoignage d’un Anglais répondant au nom de Henry Blackburn, qui voyagea en Bretagne sous la IIIe République : « Dans les manoirs campagnards d’autrefois, on trouve souvent une pièce qui se détache du reste de la structure et forme, pour ainsi dire, une aile occidentale très excentrée. Elle a des fenêtres ouvertes vers l’ouest, une porte qui communique avec le corps principal de la maison, et, en été, un mur extérieur sud chargé de fruits et de senteurs de clématite, de chèvrefeuille et de jasmin. (…) L’intérieur diffère de celui du reste de la maison à la fois par son mobilier et par les habitudes de ses occupants. C’est une pièce où l’on ne trouve aucune couleur vive, où tout est terne ou d’aspect moins harmonieux ; où les lourdes boiseries remplacent les dorures, où le mobilier, solide et simple, est fait pour être utile et confortable, où la décoration est due au travail de la main qui a tenu l’aiguille, le ciseau ou le marteau. Les couleurs dominantes dans cette vieille pièce pittoresque qui, lorsqu’on vient d’un salon plus richement décoré, produit une impression de détente, sont le bleu, le gris et le vert – le bleu de la porcelaine ancienne, le gris d’un paysage de Millet ou de Corot et le vert que l’on voit parfois dans l’œuvre de Véronèse. » La description est charmante, et l’on ne peut s’empêcher d’évoquer le manoir de Kérazan, près de Loctudy, qui, tel qu’on le voit aujourd’hui, associe avec bonheur le confort moderne de l’époque avec une certaine esthétique à la fois simple, provinciale et bourgeoise. Et Blackburn de continuer : « L’aile occidentale est hantée et pleine de mystères et de légendes ; ses meubles sont anciens et ont rarement été dépoussiérés ou remis en ordre. Presque tous ses objets sont en quelque sorte des curiosités et ont été conçus dans une période révolue ; sur les étagères de bois au-dessus de la cheminée, des objets en fer forgé, et des pots et jarres de forme antique. Dans la pièce, des fragments de monuments druidiques, des dolmens et menhirs légués par une préhistoire qui appartient presque au domaine de la fable, des croix celtiques, des calvaires et des sculptures, le tout empilé n’importe comment, avec des pipes de forme bizarre, des tabatières, des cannes à pêche, des fusils et autres objets du même genre ; sur les murs, de petits portraits très achevés de saints médiévaux placés dans des cadres dorés aux sculptures malhabiles, et quelques paysages aux teintes douces exécutés par des peintres français ; sur les étagères et dans les niches, des volumes bruns au fermoir antique, et peut-être une statue en argile d’une vieille femme portant la coiffe, d’un prêtre ou d’un enfant en sabots. »

Cette description, tout à fait dans l’esprit victorien, peut nous sembler un peu enjolivée, et peut-être cet Anglais avait-il chaussé des lunettes à pampilles dorées avant de s’introduire dans ces manoirs bretons ? Cependant, il livre également des témoignages plus sobres, et qui semblent d’une rigueur quasi ethnographique. Par exemple, lorsqu’il pénètre chez de gros cultivateurs, moins aisés que les propriétaires de manoirs, naturellement, mais loin d’être « pauvres ». Ainsi, ces grosses fermes, entre Carhaix et Huelgoat, composées « d’une seule pièce servant à la fois de cuisine, de salle commune et de chambre ; le lit est en chêne sculpté, les buffets et coffres munis de poignées et décorées de clous en cuivre jaune, la batterie de cuisine brille de l’éclat du cuivre, et le sol est en argile nu ».

 

Reprenons nos pérégrinations à la suite des deux Normands. Dans le Morbihan, Flaubert et son compagnon sont, comme souvent, logés chez l’habitant. Ici, Gustave Flaubert s’est plu à esquisser un croquis de la chambre où ils gîtent : « Chez la veuve Gildas. – Logés dans une grande chambre à deux lits, nous arrêtons d’y séjourner ; les lits sont à baldaquin et on ne borde pas par le pied de la couverture afin qu’on   puisse la plier et montrer la large raie rouge qui en fait la bordure. Les murs sont tapissés de l’histoire de Joseph, de gravures religieuses : portraits de Saint Stanislas, de saint Louis de Gonzague, etc., certificats de premières communions avec vignettes représentant l’intérieur de l’église et des communiants (…). Sur la cheminée sont rangées des tasses à café dorées sur lesquelles il y a écrit : « Liberté, Ordre public », et aux deux bouts deux carafes dans lesquelles il y a la représentation en bois peint, enrichi de perles et de plumes, du tombeau de l’empereur, entouré de six troupiers de divers grades portant des couronnes vertes oblongues comme des cornichons. Dans l’autre on voit le Saint Sacrifice de la messe (…) ». Intéressant mélange de foi catholique naïvement représentée et de fidélité à l’Empereur (NB, 1847, Monarchie de Juillet, cela fait plus de trente ans que l’Empire n’existe plus) !

 

 

Et du côté des plus pauvres ? Voyons ici le témoignage d’Arthur Young, économiste anglais qui fit quelques voyages en France, à la toute fin de l’Ancien régime (en 1788, plus précisément) : « Le 8. – Jusqu’à Guingamp ; contrée sombre couverte d’enclos. Passé Châteaulandren (Châtelaudren) et entré en Basse-Bretagne : on reconnaît au premier coup d’œil un autre peuple. On rencontre une quantité de gens n’ayant d’autre réponse à vos questions que : « Je ne sais pas ce que vous dites », ou bien : « Je n’entends rien. » Entré à Guingamp par des portes, des tours, des fortifications qui paraissent de la plus vieille architecture militaire : tout annonce l’antiquité et est en parfait état de conservation. L’habitation des pauvres gens est loin d’être si bonne : ce sont de misérables huttes de boue, sans vitres, presque sans lumière ; mais il y a des cheminées en terre. J’en étais à mon premier somme à Belle-Isle quand l’aubergiste vint à mon chevet et tira le rideau en faisant tomber une pluie d’araignées, pour me dire que j’avais une jument anglaise superbe, et qu’un seigneur voulait me l’acheter. » Cette « pluie d’araignées » donne des frissons dans le dos…

Quelques années après le séjour de Young en Bretagne, Jacques Cambry, qui sillonne le Finistère de l’après-Révolution, ne nous livre pas un témoignage moins implacable : « un bahut (sic), sur lequel une énorme masse de pain de seigle est ordinairement posée sur une serviette grossière ; deux bancs, ou plutôt deux coffrets sont établis le long du bahut, qui leur sert de table à manger. Des deux côtés d’une vaste cheminée sont lacées de grandes armoires sans battants, à deux étages, dont la séparation n’est formée que par quelques planches où sont les lits dans lesquels les pères, les mères et enfants rentrent couchés car la hauteur de ces étages n’est quelques fois que de deux pieds ; ils dorment sur la balle d’avoine ou de seigle, sans matelas, sans lit de plumes, sans draps ; beaucoup d’entre eux ne sont couverts que d’une espèce de sac de balle, très peu se servent de couvertures de laine (…) ». Un peu de vaisselle, des sols le plus souvent en terre battue, des ouvertures rares et un air corrompu : voilà pour le cadre de vie de la plupart des paysans bas-Bretons. Et pour couronner le tout, « la malpropreté, l’odeur, l’humidité, la boue (…), l’eau de fumier qui souvent en défend l’entrée, qui, presque toujours, y pénètre ». Cela, il vaut mieux le lire que le voir. Ou le sentir. Enfin, bref.

Nous terminerons cette promenade par une note plus agréable aux amateurs de « lecture-au-coin-du-feu » : « Une institution commune aux grandes villes commerciales de France, » nous dit Young, « mais florissant particulièrement à Nantes, c’est une chambre de lecture, ce que nous appellerions un book-club, qui ne se défait pas de ses livres, mais en forme une bibliothèque. Il y a trois salles : une pour la lecture, une pour la conversation, la dernière pour la bibliothèque. En hiver on y trouve un bon feu et des bougies (de cire) ». Si l’on y servait en sus du chocolat chaud ou du bon thé de Chine, alors, on peut dire que les Bretons savaient quand même approcher de la perfection en matière de « cosy corner » !

À LIRE :

Arthur Young : Voyage en France pendant les années 1787, 88, 89 et 90, Armand Colin, 1931

Jacques Cambry : Voyage dans le Finistère, ou Etat de ce département en 1794 et 1795, (publié en 1798, disponible sur « Gallica »)

François-René de Chateaubriand : Mémoires d’Outre-tombe

Jean-François Brousmiche : Voyage dans le Finistère en 1829, 1830 et 1831

Gustave Flaubert & Maxime Du Camp : Par les champs et par les grèves (voyage en Bretagne) (rédigé en 1847)

Henry Blackburn, Breton Folk : an Artistic Tour of Brittany, 1880

 

Jean Meyer, La Noblesse bretonne au XVIIIe siècle, 1966

Ressources en ligne de la Société d’Historique et d’Archéologie de Bretagne

www.shabretagne.com

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